Organisé par le Cercaphi (Cercle camerounais de philosophie), le colloque « Vie et éthique, de Bergson à nous » s’est déroulé à l’université de Yaoundé I au Cameroun du 21 au 22 novembre 2013. Les Actes, coédités par Ebénézer Njoh Mouelle et Emile Kenmogne ont été publiés en 2015 sous deux formes : en livre, chez L’Harmattan à Paris, dans la collection « Eclairages philosophiques d’Afrique » que dirige Emile Kenmogne » et en version numérique chez le même éditeur. Les autres textes qui paraissent ici ont été effectivement présentés au colloque et n’ont pas pu s’intégrer dans le volume unique des Actes du colloque, soumis à des contraintes budgétaires.
L’histoire et la vie dans une perspective critique [1]
Laura Hengehold
Case Western Reserve University / Cleveland
L’histoire, avec ses intensités, ses défaillances, ses fureurs secrètes, ses grandes agitations fiévreuses comme ses syncopes, c’est le corps même du devenir. Il faut être métaphysicien pour lui chercher une âme dans l’idéalité lointaine de l’origine.[2] Comment peut-on lire Henri Bergson comme philosophe « critique » aussi bien que « métaphysique »? Bergson traite la « vie » comme chose-en-soi au-dessous ou au-delà de tous phénomènes. Il se méfie des discontinuités que l’intelligence introduit dans l’expérience, bien que ces distinctions soient nécessaires à la survie. Il est internationaliste, et s’inquiète de la croissance de la guerre mécanisée. On a cependant soutenu que sa philosophie participait des discours raciaux européens en qui concerne l’amélioration et dégradation de la « vie ».[3] Rien d’étonnant donc que le profil de Bergson soit ambigu dans les discussions philosophiques contemporaines sur la biologie et la biopolitique.
Le statut épistémologique de la « vie » intéresse l’éthique car la protection de la vie justifie trop souvent la violence contre tout ce qui pourrait menacer la vie. Je souhaiterais montrer ici que le côté éthique de Bergson est aussi son côté critique : pour Bergson, ce qui outrepasse les bornes de l’expérience possible est le degré de notre connaissance d’une séparation ou d’une opposition funeste aux autres. A mon sens, on peut mettre en perspective les remarques bergsoniennes sur la « vie », qui semblent être pleinement métaphysiques, et le traitement archéologique et généalogique de la question de la vie dans l’œuvre de Michel Foucault.
Il est rare que Foucault fasse référence à Bergson, sauf comme représentant de la génération préparant la voie pour la phénoménologie – une génération pour laquelle l’espace était une dimension secondaire sinon meurtrière. [4] Progressivement, Foucault pense que la « vie » n’est pas un concept de base philosophique ou scientifique mais une notion qui paraît être au carrefour des disciplines à un moment historique donné. Par méthode, Foucault résiste à la tentative de trouver continuité ou totalité au cœur de l’expérience. Si l’œuvre de Bergson est liée au thème de la vie, son souci de sauver des êtres humains des effets destructeurs de l’intelligence converge avec le déplacement foucaldien de la vie. Pour saisir cette convergence, il faut se souvenir que Foucault n’entend pas éterniser ni naturaliser la guerre comme si elle était une « origine », mais plutôt de porter attention à la multiplicité des forces qui précèdent et excèdent toute bataille. Il convient en outre de tourner le dos à la « vie » telle que l’intelligence la comprend, et d’interpréter l’intuition bergsonienne comme résistante à toute conception qui fait des termes d’un conflit, soit actuels soit projetés dans le passé, quelque chose d’inévitable ou de naturel.
Pendant toute sa carrière, Foucault semble avoir fait de véritables efforts pour aborder la question de la « vie » dans la perspective de la tradition kantienne de la critique. [5] Autrement dit, Foucault insiste sur le fait que la vie n’explique rien. Elle n’est pas un objet de « l’intuition » derrière des apparences, mais plutôt un concept et un phénomène qu’il faut expliquer. Dans Naissance de la clinique, la fonction épistémologiquement spécifique de la vie pour la médecine émerge avec la clinique, institution érigée pour régler le problème triple de la santé individuelle, de la légitimité politique, et de l’indigence sociale, ainsi que de leurs propres spatialités. Avec Xavier Bichat, la vie est devenue ce qui résiste à la maladie.[6] Naissance de la clinique situait la vie à travers l’espace du corps humain, dont le sens est donné par la mort: Le prestige des sciences de la vie au XIXe siècle, le rôle de modèle qu’elles ont mené, surtout dans les sciences de l’homme, n’est pas lié primitivement au caractère compréhensive et transférable des concepts biologiques, mais plutôt au fait que ces concepts étaient disposés dans un espace dont la structure profonde répondait à l’opposition du sain et du morbide. Lorsqu’on parlera de la vie des groups et des sociétés, de la vie de la race, ou même de la “vie psychologique,” on ne pensera pas seulement à la structure interne de l’être organisé, mais à la bipolarité médicale du normal et du pathologique. [7]
Les Mots et les choses découvre le concept de la vie à travers de la relation globale entre les structures et l’histoire. Cette œuvre montre que les biologistes du 19me siècle ont invoqué la vie comme principe quasi-transcendantal qui ordonne toute une région de l’être, pour expliquer l’émergence des espèces dans une historicité unique et sans rapport avec l’historicité des autres aspects de la nature, comme la géologie, et encore moins avec celle des institutions humaines.[8] Bref, tout au long de l’âge classique la vie relevait d’une ontologie qui concernait de la même façon tous les êtres matériels, soumis à l’étendue, à la pesanteur, au mouvement; et c’était en ce sens que toutes les sciences de la nature et singulièrement du vivant avaient une profonde vocation mécaniste; à partir de Cuvier, le vivante échappe, au moins en première instance, aux lois générales de l’être étendu; l’être biologique se régionalise et s’autonomise; la vie est, aux confins de l’être, ce qui lui est extérieur et ce qui pourtant se manifeste en lui. [9]
Dans cette étude, la reconnaissance de la temporalité profondément historique coïncide avec une réorganisation de l’espace des discours.[10] Mais, dans aucun de ces deux textes, la vie non plus que la temporalité ne sont essentielles. La vitalité comme la durée surviennent comme des réponses à un changement dans la spatialisation du ou des discours scientifiques et des disciplines administratives. La stratégie de Foucault est ici kantienne en tant qu’il commence à partir des limites du savoir humain (ici, les limites posées par la mort ou, dans l’histoire de la science, par les archives qui restent). Foucault essaie de ne pas se prononcer sur la vie, chose-en-soi derrière les apparences qu’elle structure.
De façon similaire, dans La volonté de savoir, il critique comme illusoire l’identification occidentale de la sexualité à la « vie », bien qu’elle soit très utile aux individus et aux institutions gouvernementales. La sexualité, écrit Foucault, est « l’élément le plus spéculatif, le plus idéal, le plus intérieur aussi dans un dispositif de sexualité que le pouvoir organise dans ses prises sur les corps, leur matérialité, leurs forces, leurs énergies, leurs sensations, leurs plaisirs” ainsi que le “point imaginaire” à travers duquel “chacun doit passer pour avoir accès à sa propre intelligibilité… à la totalité de son corps… à son identité ». (205) [11]
Pour Foucault, il n’existe pas un « soi vrai » auquel on pourrait, comme le suggère Bergson, retourner « intuitivement » à partir des distorsions profondes de la pensée spatiale et de l’intelligence. Comme la sexualité, le soi est produit par des rapports de pouvoir, même si ces rapports modèlent les relations du sujet à lui-même et à ses propres actions.[12] Il est significatif que, dans son essai sur Canguilhem, Foucault n’associe la « vie » au « savoir » qu’en tant qu’ils impliquent tous deux l’erreur.[13] Est-ce que la connaissance de la vie doit être considérée comme rien de plus que l’une des régions qui relèvent de la question générale de la vérité, du sujet et de la connaissance ? Ou est-ce qu’elle oblige à poser autrement cette question ? Est-ce que toute théorie du sujet, ne doit pas être reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité du monde, s’enracine dans les « erreurs » de la vie ? (776)[14]
Il faut défendre la société, son cours au Collège de France entre 1975-1976, a rapporté l’intérêt philosophique pour la « vie » à une « insurrection des ‘savoirs assujettis’ » contre les rapports de pouvoir spatiaux et politiques.[15] Mais c’était in fine pour enquêter sur l’une de ces « erreurs » : l’interprétation biologique du conflit des races sur fond des guerres de masse, l’oppression bureaucratique, et les génocides du vingtième siècle.
Ce cours est doublement important. Tout d’abord, il montre comment la pensée Européenne de la race a émergé d’un effort depuis le début du dix-neuvième siècle pour définir l’individu et la population en tant que capacités à s’épanouir biologiquement. Les technologies et les discours pour contrôler des menaces biologiques augmentaient alors la légitimité des Etats modernes européens. Nombre d’entre eux étaient au cœur du projet colonial. Pour Foucault, avant d’être « biologiques », les idées occidentales sur la race ont très tôt surgi de l’effort pour fonder la légitimité de l’Etat sur l’existence réelle ou imaginaire d’invasions intra-européennes. En un mot, la race constituait la charnière conceptuelle entre les « généalogies » de l’Etat moderne à sa naissance et les justifications à partir du dix-neuvième siècle de la domination entre les Etats et à l’intérieur des Etats.
Deuxièmement, ce cours repose les questions soulevées dans « Nietzsche, la généalogie, l’histoire ». Pour Foucault, Nietzsche a voulu libérer le « sens historique » européen des interprétations platoniciennes « supra-historiques », ou métaphysiques d’un passé appréhendé comme objet des mémoires collectives ou individuelles. Cette libération ne peut avoir lieu qu’en historicisant et en pluralisant les concepts dont les référents semblaient anhistoriques, en particulier le sujet du savoir lui-même. Encore faut-il aussi voir en ces concepts l’effet d’innombrables luttes pour la sélection et la domination. Dans Il faut défendre la société, par contraste, Foucault considère que le champ historique et la profession d’historien ont émergé d’une contestation des revendications généalogiques. [16]
Là, il s’agissait pour Foucault de la façon dont on a démarqué d’abord historiquement la vie et la mort (ou le non-vivant) puis désavoué cette démarcation comme naturelle. Une fois naturalisée, cette division a bien servi les intérêts militaires et économiques de l’Europe. On a justifié le pouvoir d’Etat moderne par sa capacité toujours plus meurtrière à défendre la vitalité de sa population. Foucault a appelé « biopouvoir » à cette « technologie à double face – anatomique et biologique, individualisant et spécifiante, tournée vers les performances du corps et regardant vers les processus de la vie » au niveau de la population ainsi que celui de l’individu.[17] Des critiques conséquents du « bio-pouvoir » se sont demandés comment on suscite la « vie » de certaines populations au détriment des autres (par exemple, la vie des citoyens libres au prix des prisonniers ou des immigrants).
La dernière grande oeuvre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, soulève également ce problème étroitement lié à la guerre de masse écrasante, dans laquelle « on se bat pour n’être pas affamé, dit-on, — en réalité pour se maintenir à un certain niveau de vie au-dessous duquel on croit qu’il ne vaudrait plus la peine de vivre » avec des armes si puissantes qu’il « ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre ».[18] Bergson décrit la guerre comme une manifestation d’une morale de l’obligation, qui fonctionne entre des êtres humains un peu comme l’instinct fonctionne pour des animaux grégaires.[19] La morale de l’obligation ressemble et repose sur les pratiques religieuses conservatrices que Bergson nomme « statiques » dans les sociétés « closes ». Le philosophe les oppose (et c’est problématique) aux sociétés « ouvertes » : tolérantes, pluralistes, et implicitement avancées industriellement. Cependant, pour lui, dans chaque société la voie s’ouvre pour une morale de l’ « aspiration » ou de « l’appel », une fondée sur une intuition qui refuse le caractère inéluctable des distinctions et des oppositions entre les individus et les groupes.[20]
Pour Bergson, les distinctions entre les individus (et donc entre des peuples) sont le résultat de l’intelligence humaine, qui découpe le monde en unités séparées dans l’étendue, à certains moments, et servent les manipuler efficacement. Par contre, dans la durée, au cours de l’action elle-même, on agit avec d’autres et leur bien-être et leur approbation nous concernent. De façon similaire, nous contractons des obligations morales dans un sentiment ou une expérience de la solidarité, du moins pour commencer, même si on oublie vite cette expérience en suivant, par habitude, des normes fixes.[21] L’existence de la religion « statique » et la morale de l’obligation témoignent de ce que les êtres humains ne sont ni collectifs ni individus « en-soi » ; ils sont, évidemment, « ambigus » comme dirait Simone de Beauvoir. Une telle ambigüité se présente même dans les sociétés « closes », mais on ne peut le reconnaître que d’un point de vue intuitif et philosophique plutôt que scientifique. Bergson nomme ce point de vue religieux « dynamique » et même le loue comme mystique.
Bien que Foucault réfute la possibilité d’entrer une telle attitude « intuitive » et essaie de rompre avec des continuités apparentes, la généalogie suppose que chaque configuration des forces manifestement stable (« simultanée »), soit discursive soit corporelle, est issue (« provient » ou « émerge ») d’une multiplicité qualitative dans le champ des rapports sociaux vécus. On peut vivre cette multiplicité comme blessure et antagonisme. Je suggère qu’on peut voir dans cette multiplicité qualitative, à laquelle personne ne peut accéder par la raison humaine, le « non-lieu » de « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » : En un sens, la pièce jouée sur ce théâtre sans lieu est toujours la même: c’est celle que répètent indéfiniment les dominateurs et les dominés. Que des hommes dominent d’autres hommes, et c’est ainsi que naît la différenciation des valeurs 1; que des classes dominent d’autres classes, et c’est ainsi que naît l’idée de liberté 2; que des hommes s’emparent des choses dont ils ont besoin pour vivre, qu’ils leur imposent une durée qu’elles n’ont pas, ou qu’ils les assimilent de force, et c’est la naissance de la logique 3. Le rapport de domination n’est pas plus un «rapport» que le lieu où elle s’exerce n’est un lieu.…[22]
Dans L’Évolution Créatrice, nous avons un exemple de ce type de « non-lieu ». Bergson suggère qu’une certaine espèce de guêpe parasite peut seulement paralyser un hôte, un certain type de chenille, pour pondre ses œufs car les deux organismes partagent une forme de vie unitaire. [23] Ni la guêpe ni la chenille ne se « pense » comme être distinct – ils ne « pensent » pas du tout. Pour donner un autre exemple de non lieu, quand la noblesse française espéra reprendre les privilèges dont elle pensait que le monarque l’avait abusivement dessaisie, le partage des pratiques économiques et juridique de la domination, de la soumission, ou de la résistance peut être pensé dans les termes de l’ancienne opposition entre les Francs et les Romains.[24] Pour Foucault, le début de l’ère moderne est caractérisé par l’apparition d’un champ historique de pratiques sociales inventé par les éducateurs du dauphin afin de diviser ce champ entre généalogies opposées. Dans les deux cas, la discontinuité est au fond artificielle et masque la solidité de l’agencement.
D’un point de vue radicalement « intuitif » dans le sens de Bergson (un point de vue qu’on ne peut pas soutenir longtemps), il n’y aurait presque aucune différence entre soi et autrui, entre soi et son milieu, non plus qu’entre les peuples et les espèces ?. En vérité, c’est l’intelligence qui différencie le vivant et le non-vivant.[25] Le corps humain est à la fois vivant et non-vivant ; il possède une conscience et est possédé par un élan conscient que dont Bergson croit qu’il va au-delà de toute lignée ou de tout organisme du monde naturel. Bergson croit que cela outrepasserait les limites de l’expérience possible d’affirmer que nous savons en quoi ce qui étend notre vie ou notre destinée est nécessairement lié ou opposé à la vie ou à la destinée des autres. Ici, le point de vue de Bergson est critique, au sens kantien de ce terme.
En revanche, on peut comprendre le concept foucauldien du « biopouvoir » comme l’exposé d’une disposition et d’une amélioration continue de la morale « close » dans les sociétés dites « ouvertes » et tolérantes. La bio-politique est un vitalisme, une qui identifie la communauté avec le valeur d’un certaine type de « vie. » Avec Bichat, ce sens de la « vie » se définissait historiquement à travers la mort. C’est cette vie que l’intelligence veut donc protéger contre la mort grâce aux technologies économiques et militaires disponibles, ainsi que contre toute population qui semble semer la mort du fait de la compétition pour les ressources naturelles, ou, comme avec le racisme d’état, de son « primitivisme » ou son « dégénérescence ».
Mais la définition de la vie de Bichat n’est pas la définition bergsonienne. En vérité, pour Bergson insiste que la vie n’est pas une abstraction ou un « concept » dans un dispositif de discours, mais désigne tout champ ou auto-organisation qui résiste, ne serait-ce que temporairement, à l’entropie.[26] La « somme des forces qui résiste à la mort » de Bichat n’est qu’un exemple de cette auto-organisation. En outre, l’usage des principes de la généalogie ou de l’intuition bergsonienne permet d’affirmer qu’il est erroné d’imaginer que la « vie » a un sens unique et originaire, qu’elle est une « chose-en-soi » sous les phénomènes observée par l’intelligence d’une certaine époque, plutôt qu’un sens multiple, conflictuel, et, in fine, une aspiration.
L’anthropologue hollandais Peter Geschiere a récemment décrit les conditions particulières économiques et politiques dans lesquelles, soit au Cameroun, en Côte d’Ivoire, ou aux Pays-Bas, les gens demandent de plus en plus d’appartenir vraiment, par le « sang », aux communauté ou le sol.[27] Les temporalités de la décolonisation, les règles de la représentation politique régionale, les présidences de longue durée et la vitesse de la mondialisation hantent les mêmes corps et communautés sans synchronie. L’Etat ivoirien a instrumentalisé l’appartenance ethnique pour disqualifier un candidat présidentiel, mais les jeunes chômeurs en ont fait l’objet d’une guerre civile, parce qu’ils ne voulaient pas que des « étrangers » puissent travailler la terre qui reste chez eux. L’Etat camerounais a obligé des exploitants de bois de dédommager les habitants de la forêt. Mais l’anticipation d’argent a suscité des conflits féroces dans lesquels s’opposent ceux qui « appartiennent » à telle ou telle forêt. Sans pression économique particulière, sans crainte qu’une opportunité politique ne disparaisse, Bergson pourrait dire que les mélanges ethniques seraient tolérés et les familles métisses considérées comme politiquement et culturellement créatrices, ou du moins normales. « L’autochtonie » ne seraient pas si âprement contestée.
Même si personne ne pouvait sortir de l’expérience de l’espace et se plonger dans « l’intuition », comme le conseille Bergson, on peut bien sûr se demander à quel moment une famille ou une nation se considère comme si divisée relativement à l’espace commune que la guerre civile est inévitable pour défendre sa « vie. » On peut aussi se demander quelles circonstances et quel cadre temporel peuvent rendre possible une séparation plus douce ou même une co-existence ? Poser cette question engage non seulement un dispositif de la spatialisation mais aussi le temps comme « dehors » toujours multiple.[28]
Le souci de Bergson est que la science ne traite que des phénomènes qui sont reproductibles sous les conditions contrôlées et indépendantes de toute temporalité, bien que la conscience et l’histoire vraies soient inéluctablement temporelles et irréversibles. Bergson nous rappelle aussi que le temps est indispensable pour que les individus, les familles, et les nations unifiés dans une sphère commune de culture ou un système de savoir se distinguent et s’opposent les uns aux autres. Les premiers écrits de Foucault étaient attentifs au problème de la périodisation pertinente dans les analyses historiques, même s’il accordait moins d’attention aux affects (de peur, joie, ou colère) associés avec ces phénomènes.[29] Cependant, après le cours de 1975-76, Foucault semble avoir perdu son intérêt pour la durée à l’intérieur de laquelle on divise ou unifie une lignée, une ethnie, ou une expérience historique avec son milieu. C’est peut-être la raison pour laquelle la « guerre » semble avoir le dernier mot dans la « généalogie » foucauldienne, et pourquoi elle paraît comme une image inévitable du « dehors » nouménal de l’historicité humaine, aussi que de son « intérieur » phénoménal.
Cependant, comme toute autre situation, la « guerre » est une intensité, une interprétation et un dispositif des rapports de pouvoir. Et si la « vie » de Bergson était moins une origine ou un principe de la continuité historique qui échappe à notre expérience phénoménale (le présupposé quasi-transcendental de la connaissance biologique, comme au dix-neuvième siècle) et ressemblait plutôt aux rapports pluriels de pouvoir qui permettent la « résistance » ? Car la résistance est quelque chose qu’on connaît bien même en respectant les bornes de l’expérience possible (et réelle). Deleuze établit un parallèle entre l’appel de Foucault à une « pensée du dehors » et une « mémoire absolue », qui n’est que réfléchie et projetée dans les « archives. » D’après cette lecture deleuzienne de Foucault, le savoir, le pouvoir, et la sexualité sont trois manières de plier le « dehors » – ce « dehors » qui s’identifie à la « vie » au dix-neuvième siècle. Est-ce qu’il y a davantage de manières de plier ce dehors qu’imaginait Foucault? Deleuze suggère ceci : « Cette puissance de la vie qui appartenait à Foucault, Foucault l’a toujours pensée et vécue comme une mort multiple à la manière de Bichat »,[30] mais n’est-il pas possible que ce mort se pense et se vive comme vie multiple dans le style de Bergson ?
Au début, Foucault croit qu’avec les trois modalités de l’histoire (monumentale, antiquaire, et critique), « il s’agit de faire de l’histoire un usage qui l’affranchisse à jamais du modèle, à la fois métaphysique et anthropologique, de la mémoire. Il s’agit de faire de l’histoire une contre-mémoire — et d’y déployer, par conséquent, une tout autre forme du temps ».[31] Peut-être Bergson est-il la cible de cette critique de la mémoire ; peut-être que « contre-mémoire » veut dire « savoir assujetti » ou mémoire disqualifiée de ceux qui ont perdu mais n’ont pas abandonné toute résistance. J’imagine qu’on peut aussi construire ou concevoir une « contre-mémoire » de la paix porteuse des mêmes intensités et des mêmes rapports de pouvoir qui semblent, à un moment donné, de ne pas avoir d’autre issue que le mort.[32] Par exemple, la philosophe yougoslave Rada Ivekovic écrit la mémoire puissante de l’enfance d’un pays pacifique et multi-culturel, un pays dont elle espère être à jamais citoyenne. Ce pays a disparu pendant la guerre et a été remplacé par des pays en miettes : Serbie, Croatie, et autres républiques balkanes.[33]
La leçon la plus intéressante de Bergson n’est peut-être ni son appel à un mysticisme positif, ni sa méthode de l’intuition, mais plutôt l’appel implicitement critique à interroger les conditions sous lesquelles les individus se divisent. Quand et comment, dans quelles circonstances historiques et temporelles, les gens en viennent-ils à croire dogmatiquement que la vitalité de leur existence dépend de la mort, de l’enfermement, ou de l’exposition au menaces environnementales ? On a trop souvent exploité le concept de la « vie » pour justifier la guerre de masse à laquelle Bergson s’opposait. Peut-on ne pas identifier les nouveaux rapports – rapports qui donnent la « vie », en termes bergsoniens – qui nouent les énergies et créent de nouvelles complexités, sans être véritablement à contre-temps ? Selon Bergson, les individus sont capables de création artistique, spirituelle, et politique quand ils tiennent à la « durée » fondamentale qui définit leur forme de vie.[34] Tout au moins, la contribution collective de Bergson et de Foucault à la critique de la bio-politique serait de ne pas identifier ses habitudes et ses tendances avec la « vie » si elles ne sont découvertes que par opposition à autrui, à l’autre ethnie dès lors placés du côté du « non-vivant » ou de du « malade ».[35]
Notes:
[1] « History and Life in Ethical Perspective », traduit de l’anglais par Seloua Luste Boulbina et Cheryl Toman.
[2] Foucault (Michel), « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Dits et Écrits tome II, 1970-1975, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 140.
[3] Par example, voir Jones (Donna V.), The Racial Discourses of Life Philosophy : Négritude, Vitalism, and Modernity, New York, Columbia University Press, 2010, 78-80.
[4] Voir Foucault (Michel), « L’œil du pouvoir » et « Des questions de Michel Foucault sur la géographie », dans Dits et Écrits tome III, 1989-1988, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, pp. 34, 193.
[5] Foucault (Michel), « Foucault » dans Dits et Écrits tome IV, 1980-1988, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 631.
[6] Foucault (Michel), Naissance de la clinique, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France, 1963, pp. 147-149.
[7] Ibid., 36.
[8] Foucault (Michel), Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris : Gallimard, 1966, pp. 285-292, 305-306.
[9] Ibid., p. 286.
[10] « La vie est la racine de toute existence, et le non-vivant, la nature inerte, ne sont rien de plus que de la vie retombée ; l’être pur et simple, c’est le non-être de la vie….l’expérience de la vie se donne donc comme la loi la plus générale des êtres, la mise à jour de cette force primitive à partir de quoi ils sont ; elle fonctionne comme une ontologie sauvage, qui chercherait à dire l’être et le non-être indissociables de tous les êtres ». Ibid., p. 291.
[11] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité, I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 205.
[12] Foucault (Michel), « The Subject and Power/ le sujet et le pouvoir », dans Dits et Écrits tome IV, 1980-1988, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, pp. 235-237.
[13] Foucault (Michel), « La vie: l’expérience et la science,” dans Dits et Écrits tome IV, 1980-1988, édition établi sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 775.
[14] Ibid., p. 776. Foucault ne considère pas que Canguilhem soit bergsonien, bien qu’il associe Hyppolite à « Bergson avec le thème du contact avec le non-philosophique », dans L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 79.
[15] Foucault (Michel), Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1975-1976. Édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Mauro Bertani et Alessandro Fontana, Paris, Seuil/Gallimard, 1997, p. 8. Ici les exemples sont des contenus historiques réprimés ainsi que les discours non-disciplinaires : « celui du psychiatrisé, celui du malade, celui de l’infirmier, celui du médecin… savoirs locaux des gens » (Ibid., 8-9) ; inclus aussi sera la littérature populaire de crime et les « discours d’échafaud » décrites dans Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, pp. 78-83. Pour la légitimation sélective des connaissances, voir L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, pp. 52-55.
[16] Foucault (Michel), Il faut défendre la société, pp. 149-159.
[17] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité I : le volonté de savoir, p. 183.
[18] Bergson (Henri), Les deux sources de la morale et de la religion, dans Œuvres, Édition du Centenaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 1219.
[19] Ibid., p. 1023.
[20] Ibid., p. 1021.
[21] Ibid., p. 1021-1022.
[22] Foucault (Michel), « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », p. 144-145.
[23] Bergson (Henri), L’Évolution créatrice, dans Œuvres, Édition du Centenaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, pp. 641-643.
[24] See Foucault (Michel), Il faut défendre la société, pp. 101-123.
[25] Bergson, L’Évolution créatrice, p. 672.
[26] Ibid., pp. 516, 711-713.
[27] Geschiere (Peter), The Perils of Belonging: Autochthony, Citizenship and Exclusion in Africa and Europe, Chicago, University of Chicago Press, 2009.
[28] Voir “La pensée du dehors,” dans Dits et Écrits tome I, 1954-1969, edition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, pp. 546-567. Deleuze prend son depart part de cet essai pour comprendre la notion de pensée “non-intérieure” mais tout de même assujettissante de Foucault.
[29] Foucault (Michel), « Sur les façons d’écrire histoire » dans Dits et Écrits tome I, 1954-1969, édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, pp. 586-587.
[30] Deleuze (Gilles), Foucault, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 102 ; voir aussi p. 114 ; et Lawlor (Leonard J.), The Challenge of Bergsonism: Phenomenology, Ontology, Ethics, London: Continuum, 2003, pp. 85-86. Ces thèmes sont abordés dans un autre manière par Luisetti, Federico, « The Kantian Sleep : On the Limits of the ‘Foucault Effect’ », Revista de Estudios Sociales, No. 43, 2012, pp. 121-130, http://dx.doi.org/10.7440/res43.2012.10
[31] Foucault (Michel), « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », p. 153.
[32] Ici je note une dette à la lecture provocatrice de Foucault trouvé dans Oksala (Johanna), Foucault, Politics and Violence, Evanston, IL, Northwestern University Press, 2012.
[33] Iveković (Rada), La Balcanizzatione della Ragione, Rome, Manifestolibri SRL, 1995.
[34] Bergson (Henri), Les deux sources de la morale et la religion, pp. 1013-1018.
[35] Remerciements sincères à Seloua Luste Boulbina et à Cheryl Toman, qui m’ont aidée pour la version française de cet essai.