Composés humains et perspectives thérapeutiques
A propos de l’anthropologie « africaine »
et de la méthode de Meinrad Hebga
Emile Kenmogne
Université de Yaoundé I
milliers d’exemplaires, que parfois unemaladie rebelle à la cure médicale la plus
sophistiquée semble céder à la cure spirituelle.
Des médecins et professeurs de médecine,
de ma connaissance, recourent volontiers à
cette bouée de sauvetage, ou la recommandent
à leurs patients, en Afrique, en Europe
et en Amérique du Nord. »[1]
Ce propos n’a pas simplement pour objet de rendre hommage à un maître qui nous a marqué, un « homme d’esprit » entré dans le « ciel des fixes »; il contribue à examiner et à diffuser une pensée dont la prétention à l’originalité est proclamée du vivant de son auteur[2]. Le personnage et la personnalité intellectuelle de l’homme Hebga peuvent contribuer à la clarification du propos[3]. L’« intuition originelle »[4] de ce penseur soucieux d’innovation et d’une philosophie articulée à la vie est que la philosophie elle-même, ainsi que son instrument de prédilection qu’est la raison, sont irrémédiablement ouverts. Aussi proclame-t-il que l’universel véritable est sans étalon et que la rationalité est plurielle. Dès lors, les phénomènes paranormaux qui le préoccupent au plus haut point ne sont pas absolument « irrationnels » ; ils ne le sont que pour celui qui s’enferme dans une rationalité étriquée de type dualiste, binaire et cartésien. Son hypothèse majeure est que ces phénomènes trouvent une rationalité et peuvent être démystifiés si on change de paradigme et opte pour le pluralisme triadique en matière de composé humain. On y gagnerait à se donner un outil théorique permettant d’approcher la réalité humaine dans sa globalité de sorte à trouver des explications cohérentes des phénomènes paranormaux et, en conséquence, des formules thérapeutiques aux maladies relevant de la sorcellerie, de l’envoûtement et de toute action à distance qui deviennent des problèmes de santé publique. Cette pensée fournit un exemple d’application du dialogue de la science, la religion et la métaphysique qui n’est pas sans soulever des difficultés. Hebga y livre une bataille contre l’ésotérisme. Si le trésor de la science et des savoirs médicaux et thérapeutiques[5] des Egyptiens de l’antiquité ne s’est pas perpétué sur le continent africain, c’est malheureusement parce que la forme et la pratique de ces savoirs, scientifiques et techniques pour quelques-uns, furent et demeurèrent ésotériques. Comment, dès lors, comprendre le mystère des cercles initiatiques et démystifier leurs lois et autres mécanismes sans se soumettre au rite d’initiation et participer ou collaborer ? L’initiation n’a-t-elle pas ses conditions et ses secrets qui en font ipso facto un chemin de non-retour[6] ? Hebga minimise cette difficulté par sa profession de foi philosophique ; il croit à la toute-puissance de la méthode en déclarant qu’il procède à la manière de Bergson[7]. Il convient de retrouver l’ordre des raisons.
I – DES PATHOLOGIES D’UN GENRE PARTICULIER : LE PARANORMAL
« De nos jours, dans les ouvrages spécialisés traitant de forces non encore identifiées par la science, on appelle paranormaux des phénomènes tels que les mémoires prodigieuses, la xénoglossie (capacité de parler ou de comprendre des langues non apprises), les apparitions des mourants, les ectoplasmes (projections fantomatiques à partir de corps vivants), la multilocation d’un individu, la lévitation etc…J’y inclus également tout ce qui a trait à la sorcellerie et à la magie, en somme tout le domaine de l’occulte »[8]. Ce domaine de l’occulte comprend l’action à distance, la zoanthropie (transformation d’hommes en animaux)[9], la psychotronique[10], mais aussi les pathologies considérées dans cette réflexion comme des maladies extraordinaires, qui se situent en marge du « normal » ; des maladies paranormales telles que les manifestations de la sorcellerie, les envoûtements, les possessions, le vampirisme ou cannibalisme mystique etc. dont le patient souffre objectivement et parfois atrocement, mais dont l’étiologie médicale (cause organique, anatomique, physiologique ou physique) n’est pas établie. Ces maladies semblent mystérieuses au médecin qui n’imagine pas que des forces invisibles peuvent agir sur notre monde visible. Rapportons quelques illustrations de ces « mystérieuses » maladies par des faits vécus ici et là.
I – 1. Échantillon d’étonnants faits vécus
Fait n°1 : La fille envoûtée par le kon
« Ma nièce, écrit madame N.E.A. le 11 octobre 1983 au Père Hebga, tombe subitement malade. J’entre dans sa chambre et trouve qu’elle se meurt ; elle ne parle plus, ne bouge plus. Affolée, je fais le tour des hôpitaux et guérisseurs pendant quatre jours, sans suite, sans changement. Les guérisseurs me révèlent qu’on l’a envoûtée, qu’elle est déjà partie au KON[11]. Elle dégage déjà une odeur abominable. Au 5e jour, je revois un dernier guérisseur, un Bassa qui commence aussitôt le remède et nous dit que la malade même nous dira là où elle est et tout ce qui se passe autour d’elle ; 30 minutes plus tard, la malade commence à parler. Elle dit qu’elle est attachée par une grosse ceinture à la poitrine, et les soldats la frappent beaucoup ; elle a déjà des blessures partout. Elle reconnaît un de ses oncles paternels qui vient à son secours…Son oncle lui montre un vieillard avec un gros fardeau sur la tête ; elle apprend que c’est Pierre, le père de sa maman…Au matin du 6e jour, doutant alors du remède du dernier guérisseur, j’amène ma nièce au CHU (centre hospitalier universitaire) de Yaoundé, ou elle est aussitôt hospitalisée et traitée. Dans la nuit, la malade voit entrer le vieillard de la veille. La conversation commence. Moi, sa tante maternelle, j’entends tout ce que dit ma nièce, qui me répète les paroles de son grand-père : « Je te trouve en mauvais état, ma petite-fille ». Le mâne observe que deux de ses petits-enfants, âgés respectivement de 2 ans et de 8 mois, sont déjà là-bas, et qu’il ne permettra en aucun cas que la malade s’y rende aussi. Il ordonne que cette dernière quitte l’hôpital et se rende à Kribi pour y rencontrer un médecin traditionnel. Madame N.E.A est persuadée que le “nvamba” (aïeul) est entré dans la jeune fille pour délivrer des messages. Son intervention lui vaut d’être arrêté par des policiers de l’au-delà et de comparaître devant un tribunal. Les membres de la famille terrestre suivent le procès de A à Z. Il apparaît que c’est un oncle paternel, résidant à Y, qui aurait envoûté la jeune fille. Le juge déclare qu’elle a gagné son procès et qu’elle peut donc revenir à la vie dans le monde visible. C’est la guérison. Malheureusement, elle rechute l’année suivante. De nouveau elle fait le tour des hôpitaux et des tradi-praticiens. L’un de ces derniers lui passe au cou une croix, « bijou de feu » que les sbires du monde invisible la prient d’enlever. Elle doit comparaître une seconde fois devant le tribunal qui l’avait déjà jugée. Pour gagner ce nouveau procès, le grand-père demanderait beaucoup de prières »[12]. Tel est le récit de la tante et de la nièce qui sollicitent du prêtre la cure spirituelle chrétienne.
Fait n°2 : Les agressions érotiques nocturnes
« Je demande de l’aide, écrit H.J.F. au Père Hebga, contre ces mauvais esprits qui me dérangent toutes les nuits pendant mon sommeil. Ils m’utilisent comme leur femme. Parfois je reconnais ces personnes qui sont vivantes ; souvent ce sont des amis, des oncles, même mon propre enfant qui a huit ans, et même des femmes…Ils me donnent à manger toute la nuit, et le lendemain matin je fais beaucoup de selles, on dirait que j’ai une indigestion, et je reste fatiguée presque toute la journée… »[13]
Fait n°3 : Semer le mal pour nuire
« J’ai perdu tout espoir en la vie, relate en 1988 N. N. A. au Père Hebga, car je ne suis que l’image d’une femme. Je souffre d’un mal qui me ronge depuis 1973. Une nuit, étant endormie, j’ai vu un homme tout habillé de noir qui m’a tenu les deux seins et pressé. Je me suis réveillée en sursaut. En allumant, je n’ai vu personne. Depuis lors j’ai eu de graves problèmes de santé : mes seins grossissent de jour en jour, tout le corps d’ailleurs, car de 60 kg, je me retrouve aujourd’hui à 140 kg ! Je n’ai pas mes règles ; chaque mois, mon cycle ne se signale et ne coule pas, et je ne fais que prendre du poids.
Après des traitements par ci par là, je n’ai pas de suite favorable. Mon état ne fait qu’empirer de jour en jour, et mes seins, je n’arrive plus à les porter, car ils sont tellement volumineux. Et chaque fois, en rêve, les mauvais esprits viennent toujours me coucher, en me montrant souvent mes règles, et me disent que je n’aurai jamais d’enfant. J’ai vu plusieurs médecins qui ne savent plus quoi faire. Tous sont désespérés car ils cherchent et ne trouvent rien… »[14]
Fait n°4 : Vol d’un fœtus dans l’utérus
A Douala au Cameroun, une dame est heureuse de porter une grossesse longtemps attendue jusqu’au jour où, endormie, elle voit quatre hommes garer un véhicule devant sa cour. Un des occupants, tout de noir vêtu se meut vers elle comme s’il n’était d’aucun poids. Il traverse sans obstacle la fenêtre de sa chambre qui était pourtant fermée ; il plonge ensuite la main dans son organe et s’empare du contenu de son utérus, repasse par la fenêtre et s’en va. Tout cela dure le temps d’un éclair et la dame croit faire un cauchemar. Elle se détrompe quand elle se rend compte que le sang frais traîne sur les objets et les vêtements situés entre son lit et la fenêtre empruntée par le visiteur. Tous ceux qu’elle appelle tardivement au secours constatent également cette traînée de sang. La dame souffrira de ce vécu traumatisant, mais aussi de ne pouvoir porter une autre grossesse.
I – 2. Sorcellerie, magie et ignorance
Dans Anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss conclut en ces termes une démonstration : « Il n’y a donc pas de raison pour mettre en doute l’efficacité de certaines pratiques magiques. Mais on voit en même temps que l’efficacité de la magie implique la croyance en la magie »[15]. On pourrait en dire de même de la sorcellerie et de toutes les pathologies paranormales. Mais ce jugement est trop souvent démenti par les faits. L’enfant de trois ans qui parle subitement d’une voix de vieillard ou qui présente tous les symptômes d’une névrose d’angoisse ou un blocage de la psychomotricité imputable à l’hystérie croit-il en la magie ?
Une comparaison éclairante : pour un esprit ignorant des progrès scientifiques et techniques, le téléphone portable, l’avion et autres prouesses technoscientifiques sont de la sorcellerie, peut-être au sens faible du terme, ou du moins, de la magie « blanche », tout court. Pour ce qui est du téléphone, on est émerveillé par ses effets en demeurant ignorant de ses causes et de ses mécanismes cachés (ondes, corpuscules, ubiquité électronique, magnétisme physique). On peut en dire autant de la télépathie, « phénomène bizarre » ; mais selon l’avertissement de Bergson, « Un point est en tout cas incontestable, c’est que, si la télépathie est réelle, elle est naturelle, et que, le jour où nous en connaîtrions les conditions, il ne nous serait pas plus nécessaire, pour obtenir un effet télépathique, d’attendre une hallucination vraie, que nous n’avons besoin aujourd’hui, quand nous voulons voir l’étincelle électrique, d’attendre que le ciel veuille bien nous en donner le spectacle pendant une scène d’orage. »[16]
Notre connaissance des phénomènes paranormaux est donc comparable à celle de l’ignorant des mécanismes d’un téléphone sans fil ou d’un phénomène télépathique. Nous voyons bien les effets et les manifestations des maladies en ignorant les causes profondes qui les déterminent. Mais chose sûre, tous les humains n’en sont pas là : quelqu’un quelque part sait comment cela fonctionne, et exactement pourquoi telle pathologie se manifeste de telle façon et non d’une autre ; quelqu’un quelque part peut même l’aggraver ou l’atténuer. Celui-là, c’est le sorcier[17], détenteur d’une science certaine, mais une science occulte qui relève de la problématique de l’initiation, avec ses contraintes et ses conditions. Le sorcier sait avec précision quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour mettre en scène ces phénomènes que nous appelons « paranormaux », exactement comme l’ingénieur en électrodynamique sait avec précision tout ce qui se passe derrière les objets par lesquels s’achèvent nos communications téléphoniques sans fil. Il sourirait d’entendre qu’il est sorcier, comme notre sorcier sourit de l’ignorance des sujets non-initiés à la sorcellerie.
Du point de vue de l’exigence d’une prise en charge clinique totale des sujets, une hallucination qui recommence souvent, un trouble répété de la personnalité a déjà de quoi préoccuper un clinicien ou un chercheur conséquent. La question étant de savoir pourquoi on hallucine alors qu’on aurait voulu rester lucide. Autrement dit le problème n’est jamais résolu quand le chercheur ou le médecin se contente devant de telles souffrances de déclarer qu’il s’agit des troubles de la personnalité du sujet. Ce qui apparaît aussi toujours comme des expédients simplistes pour se débarrasser des cas rebelles qui ne tombent pas docilement sous nos schémas thérapeutiques. En effet il n’existe rien de plus déconcertant pour un clinicien qu’une pathologie qui déroute ses hypothèses et ses schémas thérapeutiques. De tels cas l’invitent à rentrer en laboratoire pour s’essayer au processus heuristique, pour innover ou inventer là même où la majorité veut se contenter de lire et d’appliquer les schèmes thérapeutiques déjà établis dans les livres de médecine. Nous savons ce que notre médecine doit à Louis Pasteur et comment il travaillait en allant sans cesse de la question du « pourquoi » qui permet d’expliquer à celle du « pourquoi pas » qui permet de dépasser l’explication obtenue ou établie afin d’innover. Louis Pasteur se situait sans cesse à la frontière du connu et de l’inconnu et descendait régulièrement des théories établies aux expériences pour les « falsifier », comme dirait de nos jours un poppérien. Ce refus de s’installer dans le conformisme et la sécurité du savoir établi valut à cet homme d’être le grand esprit qui mit à nu, parmi d’autres découvertes importantes, la vacuité de la théorie de la génération spontanée qui prévalait jusqu’à lui. Louis Pasteur n’est d’ailleurs qu’un exemple parmi d’autres, et on aboutirait à la même conclusion si l’on s’appuyait sur Claude Bernard ou Einstein : l’invention et l’innovation ont des exigences et des contraintes méthodologiques.
La fréquence et les ravages des maladies paranormales appellent d’urgence un nouveau Pasteur. Les philosophes et les chercheurs de toutes spécialités confondues devraient unir leurs compétences en hypothèses, en observations et en théories explicatives pour suivre les sorciers et autres initiés dans le détail de leurs sciences et discuter avec eux des procédés. Il s’agira donc d’une démarche en collaboration, car un seul esprit, une seule discipline ne viendra pas à bout de phénomènes d’aussi grande complexité. A mes yeux, le travail de Hebga n’a pas une autre ambition que de valoir et d’être reconnu comme effort de contribution dans cette voie.
I – 3. Dessein et méthode de Pierre Meinrad Hebga :
la « métaphysique positive »
Il convient de souligner que Hebga, philosophe et prêtre exorciste, chercheur solitaire à l’instar de Kierkegaard, Nietzsche ou Bergson, est un personnage privilégié vers lequel convergent au quotidien des dizaines de ces récits poignants. Il constate très rapidement qu’à tort ou à raison, les plaintes contre la sorcellerie, la magie, l’occultisme sont très répandues ; mais aussi que ces plaintes s’accompagnent des manifestations objectives chez des millions d’hommes en Afrique ou ailleurs, et notamment l’angoisse, le désespoir, la maladie et parfois la mort. Aussi décide-t-il de soumettre cette dramatique situation à la réflexion philosophique. L’entreprise n’est guère facile, ce que souligne Hebga lui-même en précisant sa méthode : « L’effort qui est tenté (…) s’inscrit donc dans une très longue tradition philosophique. Sans être un scientifique, j’essaie de penser le monde du paranormal à la lumière des données de la science moderne qui me sont accessibles. Ce faisant, je n’ignore pas que je cours le danger d’indisposer philosophes et scientifiques, qui auront beau jeu de dénoncer réduction, juxtaposition ou mélange hybride. Mon excuse est qu’en toute conscience je crois que la présente démarche s’impose à celui qui tente de comprendre les phénomènes paranormaux, de saisir et d’exposer la rationalité du discours que les Africains tiennent à leur endroit. Pour voir un peu clair dans ce domaine spécial, que même la société cartésienne et technologique ne semble pas avoir complètement dépassé, il faut braquer sur lui tous les éclairages disponibles, ceux de la science et ceux de la métaphysique »[18]. Cette application du dialogue de la science et de la métaphysique se réclame explicitement de la démarche bergsonienne : « Précisons davantage : je procède un peu à la manière de Bergson »[19]. La démarche se déploie selon deux orientations : elle entend d’abord faire la critique des interprétations scientifiques des phénomènes paranormaux proposés par les différentes disciplines, afin de tester la validité de ces interprétations. Mais ensuite, sans viser à établir l’objectivité des faits allégués par beaucoup d’Africains et de non Africains (cannibalisme mystique, lévitation, bilocation etc.), elle s’efforce de poser sur les discours les concernant, la grille de lecture du schéma triadique du composé humain. Cet effort veut aider à vérifier la rationalité de ces discours ; le but visé par la rationalisation étant la démystification des phénomènes dits « paranormaux », objet des discours en question.
Il va sans dire que la réussite d’une telle entreprise ouvrirait la piste d’une prise en charge thérapeutique, et contribuerait à réduire considérablement la charge ésotérique des savoirs africains. « Ce n’est point le caractère merveilleux des phénomènes paranormaux qui m’intéresse, mais le désir de connaître rationnellement, et aussi de contribuer, si peu que ce soit, à réduire l’angoisse… de millions…de congénères qui s’en déclarent victimes. Il va de soi pour un philosophe que cette libération s’obtient bien plus par la réflexion personnelle que par l’initiation ésotérique ou par un cartésianisme hautain, qui relègue un problème poignant dans le débarras commode et confus de l’irrationnel. Il faut oser tout examiner. Tout est digne de notre investigation »[20].
Cette profession de foi pour la force de l’esprit humain s’attribuant une méthode qui ne recule devant aucun problème et qui veut instaurer un dialogue constructif, un langage sensé entre la science et la métaphysique ou la philosophie, révèle chez Hebga exactement le même besoin de rénovation théorique qui détermina Bergson à avancer le terme de « métaphysique positive » pour désigner cette méthode et l’ensemble de sa philosophie. Bergson : « La science et la métaphysique se rejoignent dans l’intuition. Une philosophie véritablement intuitive réaliserait l’union tant désirée de la métaphysique et de la science. En même temps qu’elle constituerait la métaphysique en science positive, – je veux dire progressive et indéfiniment perfectible, – elle amènerait les sciences positives proprement dites à prendre conscience de leur portée véritable (…). Elle mettrait plus de science dans la métaphysique et plus de métaphysique dans la science »[21]. En écrivant ce passage en 1903, Bergson a l’ambition de mettre définitivement fin à une ancienne manière de philosopher où la métaphysique n’est rien, ni plus ni moins qu’une pure spéculation dogmatique sans point d’appui expérimental. « La philosophie ne sera plus alors une construction, œuvre systématique d’un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse des additions, des corrections, des retouches. Elle progressera comme la science positive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration »[22].
Connaissant la rigueur démonstrative, la réussite et le progrès rectiligne des sciences telles que la mathématique et la physique, Kant s’en inspire pour tenter la première réforme de la métaphysique afin que celle-ci jouisse du même succès que la science. Aussi expose-t-il des Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme une science. On retrouve ce souci pour une philosophie comme science chez Descartes[23], Hegel[24], Marx[25], Husserl[26]. C’est en effet un trait dominant de la philosophie moderne qui ne peut pas ne pas tenir compte du fait qu’elle a en face d’elle la science.
Pour Bergson, inspirateur de Hebga, la métaphysique qui offrira les caractères d’une science incontestée commencera par se mouler sur le contour des faits précis ; elle sera susceptible d’un progrès rectiligne et indéfini[27]. Telle est la conviction qui l’habite le 2 mai 1901 quand il présente à la Société française de philosophie ses réflexions sur Le parallélisme psychophysique et la métaphysique positive[28]. Plus tard, dans une lettre du 15 février 1905 à William James, Bergson souhaite que les convergences relevées entre ses propres vues et celles de son correspondant « aboutissent à la constitution d’une métaphysique positive, c’est-à-dire susceptible de progrès indéfini, au lieu d’être tout entière à prendre ou à laisser, comme les anciens systèmes »[29]. La philosophie ainsi conçue est susceptible de la même précision et du même progrès que la science positive. Elle progressera sans cesse comme la science en ajoutant les uns aux autres les résultats une fois acquis. « Nul philosophe n’est maintenant obligé de construire toute la philosophie. Voilà le langage que nous tenons au philosophe. Telle est la méthode que nous lui proposons. Elle exige qu’il soit toujours prêt, quel que soit son âge, à se refaire étudiant »[30]. La démarche métaphysique positive s’opère donc à un double niveau : d’abord au niveau du rapport phénoménologique du philosophe au réel et à l’expérience qui est la seule source de connaissance[31], et qui, de ce fait doit être auscultée et suivie dans toutes ses sinuosités ; ensuite au niveau du rapport épistémologique qui doit lier les philosophes entre eux dans l’exigence d’une confrontation des vues adoptées et des résultats obtenus. Ce nouvel esprit philosophique tel que l’entend Bergson repose sur un « empirisme digne de ce nom »[32], parce que le philosophe y est obligé, devant chaque nouvel objet, de produire un effort absolument nouveau pour tailler un concept sur mesure convenant à cet objet unique. Ce qui ne va pas sans difficultés, car « il faut procéder pour cela à un renversement du travail habituel de l’intelligence. Penser consiste ordinairement à aller des concepts aux choses, non pas des choses aux concepts »[33]. Mais si la métaphysique positive exige que le philosophe aille des choses aux concepts, c’est dans l’exacte mesure où Bergson estime, mais n’est-ce pas une illusion, que par cette voie seulement, la philosophie échappera à la multiplicité des systèmes qui s’opposent entre eux, armés des concepts vides et tous spéculatifs.
Dès lors, à propos des sujets ou des problèmes philosophiques complexes, il ne faut pas chercher, d’un acte unique, une vérité toute faite. La vérité cherchée ne se trouvera parfois que dans une patiente accumulation des faits, des témoignages, des probabilités selon des pistes de recherche diverses que Bergson appelle « les lignes de faits ».
Cette « métaphysique positive » est bien la méthode de la Society for psychological research de Londres devant laquelle Bergson peut détailler l’esprit d’une démarche en 1913, à propos de l’intérêt de cette société pour la télépathie : « Quand je repasse dans ma mémoire les résultats de l’admirable enquête poursuivie continuellement par vous pendant plus de trente ans, quand je pense à toutes les précautions que vous avez prises pour éviter l’erreur, quand je vois comment, dans la plupart des cas que vous avez retenus, le récit de l’hallucination avait été fait à une ou plusieurs personnes, souvent même noté par écrit, avant que l’hallucination eût été reconnue véridique, quand je tiens compte du nombre énorme de faits et surtout de leur ressemblance entre eux, de leur air de famille, de la concordance de tant de témoignages indépendants les uns des autres, tous examinés, contrôlés, soumis à la critique, – je suis porté à croire à la télépathie de même que je crois, par exemple, à la défaite de l’invincible Armada. Ce n’est pas la certitude mathématique que me donne la démonstration du théorème de Pythagore ; ce n’est pas la certitude physique où je suis de la vérité de la loi de la chute des corps ; c’est du moins toute la certitude qu’on obtient en matière historique ou judiciaire. »[34]. Chez Hebga précisément, cette démarche faite d’observation des faits particuliers, d’accumulation de témoignages, d’expériences vécues, établit que le discours anthropologique sur le composé humain est une diversité.
II – DIVERSITÉ DES SCHÉMAS DU COMPOSÉ HUMAIN
La question méthodologique qui guide la démarche de Hebga est de savoir quel est le schéma anthropologique de la personne humaine le plus à même de rendre compte des phénomènes paranormaux ? En effet, l’attitude tantôt explicative et tantôt thérapeutique d’un individu ou d’un groupe vis-à-vis des maladies paranormales est fonction du schéma du composé humain ou des instances de la personne que l’individu ou le groupe adopte. L’effort entrepris par Pierre Meinrad Hebga consiste à élucider le paradigme du composé humain que son enquête retrouve chez l’Africain afin de le confronter à la conception dualiste occidentale communément admise.
II – 1. Le dualisme occidental : corps/âme, matière/esprit ; irrationalisme et rationalisme
L’anthropologie occidentale célèbre une théorie du composé humain constitué de deux instances ou substances dont l’une est matérielle, le corps et l’autre immatérielle, l’esprit, l’âme ou le moi, cette « chose pensante ». Malgré leur « réelle distinction » (Descartes) et leur « différence de nature » (Bergson), les deux instances cohabitent harmonieusement et constituent l’unité de la personne humaine. On connaît les difficultés et l’embarras des penseurs dualistes occidentaux pour expliquer la cohabitation et l’harmonie de deux substances aussi distinctes et différentes, aux vocations diamétralement opposées, et néanmoins réunies en l’homme vivant. C’est du moins ce qui ressort avec des variations non significatives de la pensée de Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, saint Thomas, Descartes, Bergson, Merleau-Ponty etc. La mort, soit dit en passant, serait une cessation de cette union et la philosophie un apprentissage de la mort. Traduction : l’union de l’âme et du corps est accidentelle et non substantielle. Ce schéma a entraîné une certaine haine du corps dérivée de la « théorie de la chute », qui a laissé penser que le corps, dans l’union des deux instances était tantôt un tombeau pour l’âme, tantôt une souillure de l’esprit. Le souci de placer l’âme dans un espace extérieur au corps et au monde visible souligne à la fois le dualisme et l’extrinsécisme, l’instrumentisme et le chosisme de la conception dualiste occidentale du composé humain. Ce que Hebga s’attache à montrer est moins que les penseurs concernés ne réussissent pas à expliquer et à sauvegarder clairement l’unité de la personne humaine, mais que faute d’avoir professé une conception pluraliste non chosiste du composé humain, ils manquent de l’outil nécessaire à l’interprétation correcte d’un grand nombre de phénomènes paranormaux. « Même si saint Thomas et Bergson, malgré le dualisme de leur vision du composé humain, reconnaissent l’existence de phénomènes tels que l’action à distance, la réanimation et les apparitions, la conception dualiste occidentale a largement handicapé l’interprétation des phénomènes paranormaux en occident »[35]. En effet, si l’on ne croit pas au monde de l’occulte et déclare que ce monde n’existe pas, on est inéluctablement poussé, en matière de maladie paranormale, vers l’acharnement des modèles d’explication psychologiques à partir du principe du déséquilibre de la personnalité (hystérie, autosuggestion, hallucination, délire de persécution, paranoïa, schizophrénie, névrose maniacodépressive etc.). Si l’on s’obstine à penser que les pathologies en question ne sont que des troubles de la personnalité, des hallucinations, il faudra alors expliquer les effets physiques indiscutables de ces « maladies » tels que le sang versé (fait 4), la prise interminable de poids (fait 3), les voix étranges pendant les séances d’exorcisme etc., toutes manifestations claires et évidentes dont témoignent des sujets lucides qui n’ont rien à voir avec un quelconque trouble de la personnalité.
Par contre, admettre l’existence du monde de l’occulte et celle des forces de l’ombre, invisibles qui agissent sur le monde visible, n’est pas nécessairement faire preuve d’esprit irrationnel ou illogique. C’est au contraire supposer nos théories explicatives inachevées et exiger de la raison plus qu’elle n’en donne. C’est faire preuve d’un rationalisme ouvert, d’un supra rationalisme. Loin d’être un irrationalisme, cette attitude permet d’éviter les excès indiqués par Pascal : « Exclure la raison, n’admettre que la raison ». Certains usages expéditifs du terme « irrationnel » traduisent simplement la faiblesse de notre esprit ou son impatience devant des phénomènes complexes. La raison n’a pas partout et à tout moment réponse à tout ; elle se perfectionne au contact sans cesse renouvelé de l’expérience et de l’exercice de quête de sens. « Opposer rationnel et irrationnel nous apparaît particulièrement absurde, car nous ne jugeons irrationnel que ce dont nous ignorons encore les lois …L’univers de notre ignorance est effroyable, comparé à la plage étroite de nos connaissances. L’irrationnel puise dans cet univers sans fin…et la « raison » n’est pas une chose, mais une fonction liée à la structure du cerveau humain, fonction qui se transforme avec les connaissances qu’elle traite »[36].
II – 2. Le pluralisme non chosiste comme théorie opérationnelle : le corps, le souffle et l’ombre
Les schémas pluralistes du composé humain ne se rencontrent pas exclusivement dans l’anthropologie africaine. Les sagesses hindouistes en donnent des exemples plusieurs fois millénaires. Comme la psychologie soufiste qui compte jusqu’à 7 âmes dans un même individu (septitomie). D’autre part, l’examen approfondi de certains dualismes affichés de penseurs occidentaux révèle qu’il s’agit au fond de pluralismes qui s’ignorent[37]. L’étude de Hebga s’en tient méthodiquement au pluralisme africain.
Elle dégage une théorie des instances de la personne, encore appelée niveaux d’être et d’opération de la personne pour souligner le fait selon lequel chaque instance n’est pas considérée comme une partie de la personne, mais la personne perçue sous un angle particulier. Les traditions culturelles africaines admettent, ici et là, plusieurs niveaux ou instances de la personne, mais la conception triadique est la plus répandue ; elle distingue grosso modo le niveau du corps, celui du souffle et celui de l’ombre. Hebga conseille une compréhension non chosifiante de ces instances et s’appuie sur la théorie du champ de Einstein et Infeld pour en rendre compte. « Nous ne pouvons, pensent ces physiciens, édifier la physique sur la base du concept de matière seul. Mais la division en matière et en champ est, après avoir reconnu l’équivalence de la masse et de l’énergie, artificielle et pas du tout clairement définie. Ne pourrions-nous pas rejeter le concept de matière et construire une physique basée uniquement sur le champ ? La matière qui produit des impressions sur nos sens n’est réellement qu’une grande concentration d’énergie dans un espace relativement petit »[38]. La matière n’est donc en réalité qu’une impression. Hebga, comme le physicien Thibault Damour, proclamerait, « Adieu »[39] à la permanence et à la lourdeur du monde, « évanouie, la stabilité de la matière »[40].
Fort de ces principes et armé d’une connaissance linguistique et philologique, Hebga explore les contenus sémantiques des propos d’Africains sur la réalité et l’expérience humaines et en dégage la tendance triadique.
Sous ce rapport, le corps c’est l’épiphanie de la personne, de tout l’homme vivant ; il en est le dehors et l’exprime à l’extérieur. C’est la dimension phénoménale de la personne seulement en tant qu’elle est offerte aux sens. Loin de représenter la réalité de l’homme, le corps est cette réalité même. « S’il est dit matériel, il s’agit, bien sûr, d’une matière qui est de l’énergie condensée au sens de la théorie einsteinienne »[41]. Et pourtant l’approche chosiste du corps nous hante l’esprit et nous demeurons dans une sorte d’« illusion transcendantale ». Encore faut-il en être conscient.
Le souffle est une autre instance, il n’est pas secondaire ou dérivé du corps, comme l’est la faculté d’inspirer et d’expirer l’air, indispensable à la vie biologique de l’organisme. « Le souffle des narines n’est pas le souffle vital ; il en serait plutôt le signe. La vie ne tombe pas formellement sous les sens, mais à travers une série de signes qui l’annoncent plutôt qu’ils ne la montrent. (…) Souffle traduit exactement les noms dont nous nous servons dans nos langues pour désigner la réalité qui nous occupe, réalité qui n’est pas une partie intégrante de la personne, mais la personne tout entière en tant que douée de vie »[42]. Hebga poursuit : « A l’instance-souffle de la personne humaine, c’est-à-dire à l’homme en tant que vivant, conviendrait davantage, semble-t-il, le concept imagé de champ, d‘état excité du champ ou mieux peut-être, de champ en état d’excitation »[43].
L’ombre comme instance de la personne n’est nullement celle dont l’apparition et la disparition dépendent de la présence et de l’absence de la lumière. Elle n’est pas l’image silhouettée du corps ; elle est invisible et plutôt interne qu’externe. « L’ombre interne, c’est toute la personne vue sous l’angle de la mobilité, de l’agilité, de la maîtrise de l’espace, de ce qu’on nomme immatérialité ou spiritualité, c’est-à-dire, en fait, du passage à la limite de la matérialité ; c’est l’homme en tant qu’il échappe à la pesanteur et à la saisie par les sens »[44]. Ainsi le concept imagé de champ est aussi appliqué à la compréhension de l’instance-ombre.
Il découle de tout cela que l’homme est en réalité un trois en un, une pluralité dans l’unité. « En lieu et place d’une unité substantielle purement rhétorique, pourquoi ne pas se contenter modestement d’une unité pluraliste du composé humain, « unité sui generis » que l’on se garderait de préciser davantage, que l’on ne dirait ni substantielle ni accidentelle (…). L’union, peut-on déjà présumer, est celle d’instances jouissant d’une intériorité réciproque, mais virtuellement dissociables : on pourrait l’appeler coprésence intrapersonnelle »[45]. La valeur d’une telle approche n’est plus à chercher : « Outre l’avantage d’aider à l’intelligence de l’intériorité réciproque des instances, la théorie du champ est intéressante pour l’explication de l’action à distance, puisque le champ, dans toute son étendue qui peut être très vaste, médiatise émetteur et récepteur. Ainsi pourrait tomber l’objection selon laquelle la notion d’action à distance est irrecevable parce qu’elle supposerait un influx sans médiation. »[46]
III – COMPOSÉS ANTHROPOLOGIQUES ET SCHÉMAS THÉRAPEUTIQUES
III – 1. Paradigme dualiste et approche binaire
Le schéma thérapeutique inspiré du paradigme dualiste est fondé sur la corrélation bijective de l’âme et du corps. Aussi aborde-t-on tous les maux dont souffre l’entité humaine soit par la chimiothérapie (terme globalisant) à partir de l’appareil corporelle ou biologique, soit par la psychothérapie à partir de l’appareil psychique. Les hypothèses sur l’étiologie des maux étant ainsi limitées à cette dualité de sources, on assiste souvent à l’acharnement pharmaceutique en désespoir de cause. Le médecin ou le psychothérapeute qui commence une intervention par une prière ou une incantation en appelle à une autre instance de la personne du malade. Ce faisant le clinicien n’opère absolument plus dans le paradigme dualiste ; il convoque d’autres forces et complexifie le cas et la prise en charge.
III – 2. Paradigme triadique et approche complexe
III – 2. a. Les acquis de l’œuvre de Hebga
Les recherches de Hebga permettent d’aller au-delà de la source physique et psychique des maux dont souffrent les hommes, pour admettre une source « mystique », c’est-à-dire cachée et néanmoins réelle. C’est ce principe de base qui l’amène à établir la cohérence théorique du discours africain sur les phénomènes paranormaux. Mais par souci pour la méthode philosophique, il ne met pas directement en relation le schéma triadique et la pratique de l’exorcisme qui est précisément une prise en charge spirituelle des pathologies paranormales. Sa force d’exorciste et son triomphe reposent sur sa foi en Jésus-Christ qui agit sur les malades à travers son serviteur[47]. L’exorcisme commence chez lui avant la l’élaboration du triadisme qui a une visée essentiellement explicative. A côté de cette activité basée sur sa croyance en un Dieu guérisseur, son paradigme triadique non chosiste du composé humain est un apport de la philosophie à l’anthropologie ; il est par ailleurs interprété par certains analystes comme une importante contribution à l’ethnopsychiatrie[48]. Hebga observe scrupuleusement la distance requise entre la démarche religieuse et la démarche philosophique et soutient que la manière dont on conçoit le composé humain détermine l’attitude vis-à-vis des phénomènes paranormaux. Or en termes de prise en charge thérapeutique, l’explication ou la compréhension d’une pathologie, le diagnostic, est la condition suffisante du pronostic ou du schéma thérapeutique à mettre en œuvre.
A cet égard, les observations, les intuitions, les hypothèses… de Hebga valent mieux comme éléments basiques d’une théorie de la réalité humaine à élaborer que comme savoirs constitués qu’il faudrait se contenter de consommer. Tel est l’acquis de cette œuvre, mais en même temps, la tâche essentielle et prioritaire des éventuels épigones.
Conscient de la complexité des phénomènes vitaux et de la science psychique, Bergson conseille un climat de dialogue permanent entre la philosophie et la science ; selon lui, la philosophie ne sera plus l’œuvre unique d’un penseur génial, elle acceptera des ajouts, des additions, elle se fera en collaboration. La science anthropologique gagnerait à aborder de la sorte l’œuvre de Hebga, soumise à une saine critique scientifique, sans complaisance ni préjugés, et aussi à une ouverture aux possibilités de la redresser et de la compléter. Mais jusque là, on a eu droit, dans certains cas isolés, à la dérision et aux sarcasmes partisans et idéologiques qui semblent plus vouloir étouffer une voix à la tonalité embarrassante et déconcertante qu’exprimer sereinement les résultats de l’examen d’une théorie d’abord bien comprise[49].
III- 2. b. Du déficit à l’ouverture
A la réflexion ce triadisme est plus un paradigme proposé par Hebga qu’un schéma dans lequel tout Africain se reconnaîtrait[50]. Mais qu’importe l’origine de ce modèle théorique, l’essentiel c’est de savoir s’il est opérationnel et s’il peut apporter des pistes de solutions à la complexité des maladies « mystérieuses » qui jettent le défi à la médecine, au savoir ainsi qu’à la pensée humaine.
Une autre remarque porterait sur l’africanité du pluralisme. Que perd-on à proposer le triadisme comme modèle d’intelligibilité et d’opération sans le restreindre à l’Afrique ? Hebga ne se pose point cette question, bien qu’il se défende du culte de la différence. En effet, si cette théorie est supposée ne concerner que l’Afrique et les Africains, il y aurait comme un retour aux positions naguère condamnées chez des auteurs traités de racistes, comme l’a relevé Njoh Mouellé[51]. La pensée de Hebga gagnerait à s’incruster davantage dans la méthode bergsonienne dont elle se réclame, « un peu » ; elle a déjà su s’orienter vers la méthode qui lui convenait le mieux, elle aura donc à circonscrire et à éviter soigneusement le piège du particularisme et du spécifisme qui la guette dans cette tendance à faire du pluralisme triadique du composé humain un trésor anthropologique du monde africain noir. La méthode et l’observation s’universaliseront, elles appelleront un « travail en collaboration » sur plusieurs « lignes de faits » pour établir que le triadisme n’est pas un épiphénomène culturel ou linguistique, mais une réalité ontologique de l’anthropologie humaine et qu’il peut, à cet égard, s’appliquer à l’effort de comprendre les phénomènes paranormaux partout où on les retrouvera.
Au demeurant, la question du composé anthropologique ne nous a préoccupé que dans la mesure où elle est supposée contribuer à la démystification des maladies paranormales. L’œuvre de Pierre Meinrad Hebga, philosophe et prêtre exorciste, nous apparaît comme une orientation crédible dans cette exigence de démystification. Elle est pourtant loin d’être, s’il en fût, une œuvre achevée. Hebga a le mérite de ne pas l’ignorer. Il écrit : « Quand un médecin ou un psychologue proposent une explication scientifique d’un phénomène troublant, ils sont parfaitement dans leur rôle, et nul ne s’attend à ce qu’ils recourent à un livre de mystique chrétienne ou rosicrucienne. Mais étant donné qu’aucun diagnostic médical n’est exhaustif, et que toute affection morbide est multifactorielle, j’ai parfaitement le droit de faire appel à un paramètre spirituel, par exemple lorsque l’explication scientifique me paraît un peu courte, et que la médication pharmaceutique et psychothérapeutique reposant sur elle, s’avère insuffisante ou inefficace. De même je suis ouvert à toutes les approches sociologiques et parapsychologiques des phénomènes paranormaux, pourvu que ceux qui y recourent prennent la précaution d’éviter tout réductionnisme étriqué, et ne prétendent pas chacun que leurs disciplines respectives détiennent la clé de tous ces « faux mystères » »[52].
La doctrine, ou mieux les jalons posés par Hebga pourront-ils relever le défi de s’ouvrir après le pionnier et de se rectifier par les apports cumulés de chercheurs divers pour s’affirmer davantage comme une approche originale valable et susceptible de répondre aux attentes qu’elle suscite déjà dans l’effort de compréhension de la réalité humaine et de démystification des maladies paranormales ?
Bibliographie
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2) Textes sur Hebga
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- Tang Abomo (Paul E.), « Les sources teilhardiennes de la pensée de Hebga », dans Raison ardente, Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius, Kiwenza, n°61, juin 2001, pp. 87-105.
- Tsayem Dongmo, « L’anthropologie pluraliste : nébulosité autour de la responsabilité ? », dans Raison ardente, Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius, Kiwenza, n°61, juin 2001, pp. 21-39.
Sa vie est marquée par un chevauchement entre les études, l’enseignement et les ministères pastoraux[3]. Il enseigne le latin, le grec, et la philosophie au Collège Libermann de Douala, l’anthropologie et la philosophie à l’Institut Catholique d’Abidjan, la théologie à Loyola University de Chicago, au Weston College et au Havard divinity school, l’anthropologie et la philosophie à l’Université grégorienne de Rome, la philosophie à John Carroll University de Cleveland, à l’Université de Yaoundé, et à l’Université catholique d’Afrique centrale.